" CLEANTHE : On fait grand bruit de votre thèse. Vous auriez, paraît-il, soutenu que vous n'aviez pas de corps. Mais cela, rassurez-moi, avec quoi l'avez-vous dit ? Avec votre bouche ?
AUTOMONOPHILE : Si l'entretien prend cette tournure, je préfère y renoncer de suite.
CLEANTHE : Pardonnez-moi, je n'ai pu résister au mot.
AUTOMONOPHILE : Il faudrait, pour que vous m'entendiez bien, que je vous expose auparavant ma théorie sur la matière, car tout s'ensuit.
CLEANTHE : Que dites-vous donc de la matière ?
AUTOMONOPHILE : Que la matière n'existe pas.
CLEANTHE : Quoi ? Prétendez-vous vous en tirer par une absurdité pareille ?
AUTOMONOPHILE : Dites-moi, quand êtes-vous en droit de dire qu'une chose est ?
CLEANTHE : Quand je la perçois.
AUTOMONOPHILE : C'est bien ce que je voulais vous faire accorder. Ce qui est, c'est ce que je vois, je touche ou j'entends, ou ce que je me souviens d'avoir vu, touché, entendu, mais rien d'autre. Ce que nous appelons le monde est la somme de nos sensations. Nous ne connaissons pas le monde lui-même, en lui-même, nous avons chacun un monde senti.
CLEANTHE : Voudriez-vous dire que personne ne sent le même monde ? Que chacun a un monde différent ?
AUTOMONOPHILE : Exactement. Voyons-nous identiquement ? Sentons-nous identiquement ? Tel a la langue goûteuse, tel un nez particulièrement savoureux, tel une sensibilité exquise au bout des doigts, et tel entendrait une mouche éternuer.
CLEANTHE : Cela est vrai.
AUTOMONOPHILE : Il y a donc autant de mondes que de particuliers.
CLEANTHE : J'en conviens.
AUTOMONOPHILE : C'est donc le language qui est cause que, par commodité, nous parlons d'un monde quand il y en a plusieurs. La disette des termes, nécessaire à la communication, nous incline à prendre le mot pour la chose.
CLEANTHE : Si je vous suis bien, à cause du langage, nous croyons qu'il y en a des milliers.
AUTOMONOPHILE : Oui. Car le monde n'est que dans nos têtes.
CLEANTHE : Je vous suis bien.
AUTOMONOPHILE : Dés lors, vous pouvez conclure avec moi que la matière n'existe pas puisque tout est dans nos esprits. Rien n'est matériel, tout est spirituel de par soi. La nature n'est que la prose de mes sensations. Appelez sensible ce que l'on appelle matériel, vous gardez la réalité et vous gagnez la cohérence. Je ne nie pas qu'il y ait des corps étendus, des odeurs, des couleurs, des saveurs, je ne nie pas qu'il y ait le rugueux, le lisse, le salé, je refuse simplement l'hypothèse d'une matière, cette sorte d'arrière-monde indépendant des qualités perçues. En vérité, le mmonde n'est que le sensible, on n'en peut point sortir. "